LA HAINE DE CLASSE - Ça fait un bruit à réveiller les morts


Gilbert Mury, Juin 1970

Certains ont oublié la Résistance. D'autres non : j'en suis.

Depuis 1940, les militants tristes et sans colère me font peur.

Ils luttent consciemment contre mille petites injustices. Mais ils s'épuisent à force de les compter, de les soupeser et de les méditer, puis de les négocier.

Il leur faut si longtemps avant de poser la question politique, celle du pouvoir, celle du fusil, qu'ils ont tout le temps de mourir dans la peau d'un syndicaliste délégué «au comité » d'entreprise et médaillé du travail.

Ils s'occupent à ramasser les petites ordures quotidiennes pour en faire des bulletins de vote.

Pour se révolter, c'est autre chose.

Il faut la haine.

La haine est née dans la classe ouvrière et chez les peuples opprimés.

On peut aimer chacun pour soi.

Mais il faut haïr tous ensemble.

Servir le peuple, c'est le délivrer de ses ennemis.

Pour moi, j'ai rencontré la haine en 1940.

Je n'oublie pas les uniformes verts, le maréchal Pétain, et autres collabos paradant à portée de poing.

Haïr, c'est d'abord savoir qu'un camarade souffre sous la torture - qu'il n'en peut plus de souffrir. Et qu'il faut attendre. Qu'on le vengera sans le sauver.

Haïr, c'est se taire, subir, supporter les coups avant de les rendre. nages savants, modérés et bons.

Ils nous expliquaient que personne, non personne, n'était individuellement responsable.

Que nous étions courbés sous le poids d'une énorme machine de guerre - on ne disait pas encore d'un complexe militaro-industriel.

Mais l'idée était déjà là.

Le ronronnement des chers professeurs me rendait fou de haine.

Parce que, dans le mécanisme aveugle de la répression, il faut placer quelque part des hommes - de la race qui accepte de servir l'ennemi, de se faire ses limiers et ses soldats et ses bourreaux. Peut-être bien qu'un bidasse allemand ne pouvait pas changer la face du monde, ni le visage grimaçant d'Adolph Hitler.

Mais, quand les doigts d'un homme manient un instrument de torture, ce n'est plus seulement d'Adolph Hitler, c'est de cet homme-là qu'il s'agit.

Le moment arrive toujours où il faut dire « oui » ou « non » au robot. Un système façonne à son image ceux qui veulent bien lui ressembler.

Quiconque tire sur le visage de l'authentique bourreau en chef, tire aussi bien sur les cent mille masques de carnaval qui le reproduisent.

La libération aurait pu me faire oublier la haine.

Bien des camarades sont rentrés chez eux, le travail fait.

Mon Parti - le parti de ce temps-là, le parti de Staline, le parti des fusillés - était là pour me garder.

Ma haine est devenue une haine de classe près d'un corps mutilé - celui d'un ouvrier du bâtiment qui gisait au pied de son échaffaudage parce qu'il coûte trop cher au patron de payer pour la sécurité des travailleurs.

Ces assassinats légaux, crapuleux et respectables que la bourgeoisie appelle « accidents du travail » sont eux aussi le produit du « système ».

En France cinq à six mille morts par an, c'est le tarif.

Il y a un tarif statistique pour les suicides d'adolescents, la famine des vieillards, les erreurs judciaires, et les accidents des travailleurs.

C'est le système -- vous dis-je - qui est coupable. Le crime n'a plus de visage.

Mais ses complices en ont un.

N'est-ce pas mon frère algérien ?

Il se trouve que tu avais un peu d argent en poche le jour où le contremaître a voulu te faire travailler à 15 mètres de haut avec un étroit barreau de fer sous les pieds, alors tu as refusé.

C'est un Portugais quf a pris la place - il en est mort.

Le contremaître a peut-être une femme et trois gosses - et les traites de sa bagnole à payer.

C'est bien possible.

Mais il n'y a plus de justice si personne ne lui fait la peau, à lui comme à son patron, aux S.S. comme aux collabos.

Nous, on marche et nous on tue, nous on crève...

Moi je hais les patrons, leurs flics et leurs parachutistes.

Et je hais les princes qui nous gouvernent.

Pas seulement à cause des morts, mais de toute la souffrance ouvrière accumulée.

l y a ceux qui meurent et ceux qui se coupent un doigt.

Ceux qui respirent la poussière des mines et des produits chimiques.

Ceux qui n'en finissent pas de répéter chaque jour les mêmes gestes.

Ceux que la chaîne écrase et ceux qu'elle rend fous.

Ceux qui ne peuvent plus dormir à force de boue dans les bidonvilles et d'ennui dans les H.L.M.

Je hais le Système - avec un S majuscule comme Salaud - et je hais tous les petits salauds anonymes, toute la ribambelle de caporaux à la prussienne sans qui le système tomberait en morceaux.

Les S.S. aussi avaient des factures à payer et des gosses à nourrir.

Ils aimaient même la musique.

Nous, on les a fait danser ! Pendre un garde-chiourme à une corde de guitare, ça fait un bruit à réveiller les morts.

Naturellement, je ne suis pas un homme respectable.

La haine a une sale odeur : les boys-scouts ont le regard clair et le pardon facile.

L'ennui, c'est qu'ils n'ont rien à pardonner.

Ils ont les mains pures - mais ils n'ont pas de mains.

Il est facile de savoir mourir, comme il est facile de tuer sur ordre, sans comprendre pourquoi.

Il devient moins commode de vivre quand on appris à se battre comme un chien.

La révolution n'est pas un dîner de gala.

La place des dentelles est au vestiaire.

Et les bonnes âmes finissent toujours dans le camp des flics.

Elles y confectionnent des alibis sur mesure aux commissaires, aux tortionnaires et aux assassins.

« Il est des pays où les gens, dans leur lit, font des rêves.

Nous, on marche et nous on tue, nous on crève. »

Ou, alors, choisissons carrément la télévision et les pantoufles, le bulletin de vote et le café au lait bien tranquille du dimanche matin.

Un révolutionnaire n'a pas le temps : il est brûlé par la haine de classe.

Il la sent vivre et bouger en lui comme une bête.

Elle se nourrit de la misère et du froid, des règles et des lois innombrables, du discours patient ou courroucé des bureaucrates pour qui tout geste humain offense la Grande Machine.

Elle guette inlassablement les hommes qui crient très fort pour contraindre d'autres hommes à devenir les rouages du robot.

Elle tient soigneusement à jour le registre des humiliations, des journées monotones, des morts profitables.

Il ne suffit pas, pour être innocent, de n'avoir pas voulu cela.

Il faut encore n'en avoir pas tiré bénéfice, que ce soit comme maître ou comme larbin.

Il faut encore n'avoir pas eu assez peur d'offenser les bourreaux pour refuser de penser aux victimes.

S'il vous plaît, ne jouons pas au petit jeu de la dame d'oeuvre et du Monsieur qui pleure quand bébé se pince le doigt dans une porte.

Des enfants, tout le monde peut en rencontrer dans les bidonvilles.

Ne comptez pas trop sur eux pour tenir convenablement leur couvert à table.

Ils sont beaucoup trop occupés à onus enseigner un autre jeu : à vous planter leur fourchette dans le ventre.