Triple Oppression
& Perspectives féministes

Article paru dans Front Social

 

Le patriarcat est une des trois
contradictions sociales principales!

[Ici vous trouverez deux textes: celui qui suit et qui défend la conception révolutionnaire de la triple oppression, le second qui traite des perspectives féministes tout en expliquant la liaison avec l'antiracisme et l'anticapitalisme.]

Le patriarcat est une notion non seulement sociale, mais également politique et économique. Le patriarcat est en effet une forme de domination, un rapport social, et à ce titre remplit l’ensemble de la sphère sociale des individus, l’ensemble de leur vie.

Mais le patriarcat est-il la seule forme de domination? Que signifie tout d’abord précisément le terme de patriarcat?

Le patriarcat est terme désignant globalement la domination des pères. Il a été repris par les mouvements féministes pour désigner la domination des hommes sur les femmes, domination prise globalement.

Le patriarcat est-il donc la seule forme d’oppression? Il va de soi que non. Le capitalisme en est une aussi, le racisme également. Le patriarcat est donc une forme d’oppression parmi d’autres. Mais, justement, qu’est-ce qu’il fait que le racisme, le capitalisme et le patriarcat sont les exploitations mentionnées, et que d’autres ne soient pas considérées comme aussi importantes? Qu’est-ce qui est à l’origine de ce choix?

Rien n’est arbitraire dans ce choix. Il s’agit d’une analyse scientifique, partant non seulement de l’expérience vécue quotidiennement, mais aussi d’une étude précise des sociétés contemporaines.

Marx et Engels ont ainsi parfaitement montré que les sociétés occidentales sont des sociétés capitalistes, se fondant sur l’exploitation de la classe ouvrière par la bourgeoisie.

Lénine et Rosa Luxembourg ont analysé encore plus précisément ces sociétés à leur stade moderne (" l’impérialisme "), et ce dans le cadre international.

Partant de là, des gens comme Frantz Fanon et Mao-Tsé-Toung ont constaté l’oppression spécifique des peuples du 1/3 monde, et la nécessité d’un parcours spécifique de libération (du colonialisme et du néo-colonialisme).

Et, évidemment, parallèlement à ces analyses, des personnes comme Alexandra Kollontaï et Clara Zetkine ont montré l’importance du patriarcat, et au fur et à mesure, les mouvements féministes ont montré la nécessité de considérer l’oppression contre les femmes non comme une contradiction seulement " subordonnée " à la contradiction principale (le capitalisme), mais étroitement imbriquée en elle. Le racisme, le capitalisme et le patriarcat forment une triple oppression, non pas trois oppressions séparées qu’il s’agirait de combattre séparément (cela est impossible).

Qui est oppriméE?

Est-ce que nous voulons dire qu’une lesbienne noire, juive et prolétaire est plus opprimée qu’un hétérosexuel blanc capitaliste catholique?

Tout à fait! Et c’est cela le politically correct: défendre les minorités, reconnaître leurs spécificités, rejeter le principe d’une majorité " normale ". Et en attendant l’égalité, il faut se mettre du côté des oppriméEs.

Il y aura évidemment beaucoup de monde pour refuser cet état de fait, même parmi ceux et celles voulant changer la société dans un sens progressiste. L’esprit " républicain " à la française, grande négateur des minorités au profit d’une " citoyenneté " (tous français! tous beaux!) qui n’est pas ce qui est recherché (l’Egalité dans la différence), a fait beaucoup de dégâts.

A la différence du mouvement révolutionnaire en Allemagne, le féminisme est considéré comme " secondaire ", et les femmes se voient attribuer une " commission " pour parler loin de tout le monde de " leurs " problèmes, ou au contraire sont priés de discuter avec les hommes de " leurs " problèmes (bourreaux et victimes ensemble, sympathique).

Beaucoup d’armes pour beaucoup de Jennifer!

Parlons victimes, parlons bourreaux, justement. " A gun for Jennifer " est un film en ce domaine que toute personne partisane de la cause antisexiste devrait voir et revoir. Car ce film est le résumé de la culture, de l’approche la plus radicale et la plus juste du combat contre le patriarcat.

Le scénario est à la fois simple et compliqué. Une jeune femme arrive à New-York, manque de se faire violer mais est sauvée par un groupe armé de femmes militantes. Elle prend le nom de Jennifer et rejoint le groupe.

Elles interviennent contre les violeurs, selon le bon vieil adage " un homme mort ne viole plus ".

Une violence réactionnaire? Non, une violence révolutionnaire, dirigée contre les dirigeants de la société capitaliste qui en profitent pour attaquer les femmes ou les enfants. Une violence organisée par des femmes issues de la militance révolutionnaire des années 70.

Ce film montre l’ambiance et les difficultés de combattre le système (où ici un aspect fondamental du système: le patriarcat), l’atmosphère et la culture des femmes en lutte. De la scène d’un concert d’un groupe dans la lignée des " Riot Grrrls " à la violence ultrabrutale qui attaque les violeurs là où ça fait mal, où plutôt, là où cela cesse définitivement de faire mal, selon que l’on se place du côté du bourreau ou de la victime.

" A gun for Jennifer " est un film confrontant les hommes à leur propre complicité possible, à la menace que leur domination impose. Et montrent aux femmes, dans le cadre d’une production alternative revendicative, quelle culture de lutte il faut posséder.

Face à la soumission pornographique

A l’opposé des rares films féministes, il y a les films pornographiques. Les films " pornos ", comme on le dit de manière si populaire, ont conquis une place qui semble inébranlable.

Les publicités à caractère pornographiques, où les femmes sont toujours passives, attendant " impatiemment " le sexe des hommes, se retrouvent partout, de magazines humoristiques aux programmes de cinémas, de Nova magazine aux revues pornos les plus hards. Et par " hards ", il faut bien comprendre la violence la plus cru contre les femmes. Les hommes étant insatiables et frustrés, il leur faut pour pouvoir prendre leur plaisir attacher les femmes, les frapper, éjaculer de manière démonstrative sur elles et de manière humiliante... Sans parler des films ayant de plus en plus de succès où les femmes sont accouplés à des animaux (ânes, porcs, porcs... voire des souris).

Dans tous les films ce qui compte c’est l’apologie du pénis, qu’il soit d’un homme ou pas. Même lorsqu’il s’agit de deux femmes couchant ensemble, on peut les voir sucer un pénis en plastique, cherchant à " lui " donner du plaisir (au dépens du leur). N’est-ce pas le fantasme suprême de l’homme hétérosexuel de coucher avec deux filles (alors qu’il est déjà incapable d’en comprendre une!).

La pornographie est de plus une attaque de la sexualité et de l’érotisme, elle aboutit à la perversion en lieu et place de la libération. Le fait que les femmes évitent les films pornographiques est déjà une démonstration pratique de la nature de ces appels à la violence. La pornographie est l’apologie de la domination masculine, de la violence comme possession et domination. Une attitude capitaliste des hommes contre les femmes.

Perspectives féministes

par un groupe féministe autonome

(du Danemark)

" Mourir pour la révolution est un acte d’un coup. Vivre pour la révolution signifie avoir affaire avec la difficulté de changer sa manière de vivre " (Frances M. Beal, féministe noire des USA).

Nous vivons dans une époque de cassures. Le monde change rapidement.

Les mécanismes impérialistes et patriarcales d’exploitation et d’oppression changent de formes avec un reflux modernisé à tous les niveaux (de la société). La plupart des courants révolutionnaires dans la gauche et dans les mouvements de femmes sont dans une période de réorientation. Nous avons à trouver de nouvelles voies dans un nouveau monde.

Le monde est aussi devenu plus petit. Cela signifie que les conditions de vie des gens sur la planète sont de plus en plus liées entre elles. Dans cette situation, le plus important devoir du féminisme révolutionnaire est de développer des perspectives d’internationalisme - en théorie et en pratique.

Le développement d’un féminisme révolutionnaire, internationaliste, est une condition préalable pour créer une ouverture générale à des perspectives, des espoirs et des rêves révolutionnaires.

Parce que le féminisme va aux profondes racines de l’histoire de l’oppression et de l’exploitation: le patriarcat. Le patriarcat - c’est-à-dire une culture basée sur les valeurs masculines, le pouvoir des hommes et leur domination (sur les femmes) - est le plus ancien système d’oppression que nous connaissons.

Avant l’impérialisme, avant le capitalisme, avant le féodalisme... Il y avait le patriarcat.

Patriarcat également basé sur une relation toute particulière entre les oppresseurs (les hommes) et les opprimées (les femmes), parce que dans aucune autre relation d’oppression les oppriméEs ne sont aussi fortement liéEs que les hommes et les femmes (c’est-à-dire sexuellement, socialement, économiquement...).

Et le résultat de cela est que nous, en tant que femmes, nous nous regardons avec les yeux et les normes des oppresseurs - et la lutte contre le patriarcat est, en grande partie, une lutte pour se réapproprier notre propre identité, nos propres sensations et notre propre histoire.

A cause des structures du patriarcat, les femmes sont vues comme l’autre sexe, c’est-à-dire: différent, déviant des normes masculines, inférieur.

Les conséquences de cela vont du meurtre, de la violence, du viol et du harcèlement sexuel, à l’élimination, la ridiculisation, l’anéantissement des femmes et de leurs expériences.

C’est ce qu’ont toutes les femmes en commun, parce qu’elles sont des femmes.

Mais il est également important d’être conscientE des grandes différences entre les femmes. Nous ne sommes pas dans le même bateau parce que nous sommes des femmes.

La couturière en Corée, la mendiante à Bombay, la paysanne au Kenya, la chanteuse à Paris et la nurse à Moscou amènent avec elles différentes réalités.

Les femmes ne sont pas unies à cause de leur sexe - les relations de classe, le racisme, l’homophobie contre les lesbiennes, l’exploitation impérialiste des pays pauvres, etc., sont des facteurs qui évidemment créent des conditions de vie très différentes pour les femmes sur la planète.

Ces différences, notre racisme et nos privilèges en tant que femme blanche en Europe, sont très importantEs et doivent être connuEs dans le développement d’un féminisme révolutionnaire, internationaliste.

Nous pensons que l’outil central pour analyser la situation mondiale aujourd’hui, et pour le développement d’une résistance révolutionnaire, est l’analyse et le débat féministe quant à la triple oppression.

La triple oppression est une conception qui brise les dogmes traditionnels de la gauche et analyse les connections et/ou les antagonismes entre les différentes sortes d’oppression que nous affrontons aujourd’hui.

Cette conception a été développée à la fin des années 60 par des féministes noires aux USA et en Angleterre (par exemple des femmes du Black Panther Party), qui avaient pris conscience qu’en tant que femmes elles étaient opprimées par les hommes noirs, et en tant que noires, par les femmes blanches.

C’était l’expérience concrète de ses femmes qui amena des analyses révolutionnaires plus nuancées à propos des relations entre racisme et sexisme.

Ces femmes combattaient le sexisme des hommes noirs comme le racisme de leurs " soeurs " blanches. Mais cela a pris du temps avant que leurs efforts ne soient pris en considération par les autres.

Ce n’est pas avant la fin des années 80 que ces voix de femmes noires ont été entendu et qu’on en ait discuté sérieusement dans le mouvement des femmes, radical et blanc - et aujourd’hui cette discussion est toujours très contrôversée (les femmes blanches n’aiment pas être confrontées avec leur propre racisme!).

La discussion quant à la triple oppression est maintenant une partie très importante de la discussion globale quant à des stratégies de résistance autonome et anti-impérialiste en général.

La conception de triple oppression signifie avant tout:

que les oppressions impérialiste et patriarcale sont très complexes, et ont différentes conséquences pour les différents groupes opprimés. C’est-à-dire que la plupart des gens font l’expérience de l’oppression, mais de manière différente.

La réalité consiste en de multiples réalités.
ce qui est décisif pour la situation et la position sociale d’une personne dans la société: la classe, le sexe et la couleur - mais d’autres facteurs sont également importants, par exemple entre vivre dans un pays industrialisé d’occident ou dans un pays pauvre, un pays colonisé, si l’on est hétérosexuel ou homosexuel, etc.


Toutes les conditions mentionnées sont d’importance - il s’agit de la corrélation entre elles qui créé la situation sociale des gens (exemple: il y a des mondes entre une secrétaire blanche à Londres qui est opprimée par le sexisme, une policière cubaine qui est opprimée parce qu’elle est lesbienne, une prostituée de Manille qui est opprimée par le sexisme et la domination impérialiste de son pays...).

L’oppression dont ces personnes font l’expérience est très différente, mais la raison de l’oppression est à un degré supérieur le même: un ordre dominant basé sur le sexisme, le racisme et l’impérialisme.

La triple oppression a laissé derrière les vieux dogmes de la gauche - opposant l’idée traditionnelle que le processus de lutte suit la contradiction principale (capital contre travail salarié) et que toutes les autres contradictions sociales (par exemple les femmes contre les hommes, les noirs contre les blancs) sont uniquement d’importance secondaire.

La triple oppression s’oppose également à l’idée d’un sujet révolutionnaire existant (la classe ouvrière blanche) et d’une avant-garde révolutionnaire (le parti-guide, révolutionnaire). Parce que ces dogmes ne sont tout simplement pas en accord avec la réalité.

Les modifications de la construction de la classe et l’immense restructuration de la société signifie qu’un processus révolutionnaire ne peut se développer seulement que par la corrélation entre les différents groupes opprimés dans la population, et leur lutte radicale, organisée, auto-déterminée et collective, contre le système. Dans cette connexion le mouvement révolutionnaire des femmes est de grande importance.

Nous sommes tous et toutes une partie de ce que nous combattons.

La triple oppression amène également la compréhension du fait que nous sommes tous et toutes une partie de ce que nous combattons - le système d’oppresion repose aussi en nous et dans nos attitudes vis-à-vis des gens et le monde qui nous entoure.

Exemples: beaucoup de femmes reproduisent le mépris qu’elles ont appris des hommes et contribuent au mépris des lesbiennes; beaucoup de femmes - également dans la gauche révolutionnaire - reproduisent le racisme de la société dans leurs comportements vis-à-vis des femmes de couleur; tous les hommes - sans prendre en considération leur degré de respect vis-à-vis de la lutte des femmes - profitent de l’oppression des femmes; toutes les personnes blanches - sans prendre en considération leur prétention à l’anti-racisme - profitent du racisme contre les personnes de couleur.

C’est la tâche de la résistance que de trouver comment agir à partir de cette compréhension.

La triple oppression maintient que la lutte extérieure anti-impérialiste et anti-raciste contre l’ordre dominant et la lutte intérieure contre des parties de nos pensées et de nos idées s’appartiennent l’une à l’autre dans une relation dialectique.

Mais la raison pour laquelle la lutte intérieure contre les mécanismes oppressifs en nous-mêmes a souvent été négligé est que les positions féministes n’ont pas été capables de marquer la résistance. Ici quelques exemples avec deux combats anti-impérialistes:

au Nicaragua, même après la révolution sandiniste de 1979, les femmes ne sont pas arrivées à assurer le droit à l’avortement, et le processus révolutionnaire n’a pas amené une coupure fondamentale avec le machisme latino-américain; en Palestine, là où les luttes anti-impérialistes les plus longues se déroulent, les fondamentalistes islamistes gagnent de plus en plus d’influence.

Pour les femmes cela signifie, de nombreuses manières, être repoussées des positions politiques qu’elles avaient durant l’intifada. La gauche réagit avec silence, ce qui signifie l’acceptation, parce que les perspectives féministes n’ont pas une haute priorité.

Ces exemples, comme quantité d’autres, montrent que les positions féministes devraient être capable de marquer la résistance; les femmes ont à s’organiser de manière autonome et à lutter pour leurs perspectives - et non pas à s’asservir à des " nécessités tactiques de la résistance en général ".

Nous pensons qu’un féminisme révolutionnaire développé théoriquement et bien organisé, radical et impré&visible, est absolument nécessaire au développement général d’une résistance contre l’ordre dominant aujourd’hui.

Le féminisme révolutionnaire doit agit au sein du contexte international, il doit être basé sur la solidarité concrètement exprimée avec les différentes luttes des femmes opprimées sur toute la planète - et comme conséquence de cela son objectif doit consister en la manifestation de la résistance et du sabotage des centres impérialistes et des structures patriarcales dans ces centres.

Nous donnons une grande priorité à la lutte contre la politique de population et ses outils: machinerie génétique et de reproduction. Parce que la politique de population n’est rien d’autre qu’une arme silencieuse contre les pauvres et signifie avant tout l’avancée dans la colonisation des corps des femmes.

Il est également important de combattre la violence contre les femmes - parce que la violence ou juste la peur de la violence détruit et limite la vie des femmes plus que ne le pense la plupart d’entre nous.

Dans le sillage du roll-back généralisé, nous en faison l’expérience à tous les niveaux de la société juste maintenant, la violence contre les femmes augmente et devient de plus en plus brutal.

Nous pensons également que les féministes révolutionnaires ont d’importantes idées et perspectives avec lesquelles elles ont à s’investir dans la lutte contre le racisme, dans la résistance contre l’exclusion sociale et économique (nous faisons face à une féminisation de la pauvreté), dans la construction d’une résistance générale à la domination de l’ordre mondial impérialiste - en créant des visions et des perspectives d’une autre vie, d’un autre monde basé sur le droit à la vie, avec la dignité et la liberté pour tout le monde (femmes, enfants et hommes).

Le féminisme révolutionnaire ici en Europe doit agir comme partie du mouvement féministe international et comme partie de la corrélation entre les luttes des différents groupes opprimés (gens pauvres, gens de couleur, gens handicapés, gays/lesbiennes, prisonnierEs, etc.). Si les luttes de tous ces gens se rejoignent, elles seront certainement capables d’aller à un changement révolutionnaire de la société.

Mais la lutte contre les structures patriarcales prennent également place dans la résistance elle-même et dans notre propre relation avec les hommes.

Parce que c’est une illusion que de penser que chaque homme voudrait ou même pourrait abandonner les privilèges que la très vieille construction qu’est le patriarcat lui a donné.

De surcroît, nous nous confrontons aussi à des éléments de nous-mêmes.

Et cela peut être une lutte difficile que de jeter les mécanismes d’oppression que nous portons en nous-mêmes et de faire face à la réalité sans avoir des hommes comme rideau limitatif/de sécurité entre nous et le monde qui nous entoure. Néanmoins ce processus personnel de chaque femme est une condition préalable à un processus de libération féministe. Personne n’est libre tant que tout le monde n’est pas libre!