Centre Universitaire d'Étude et de Formation marxistes-léninistes

Les étudiants, les cadres et la révolution

Janvier 1969

II - LES PORTEURS DE LA SCIENCE: CADRES TECHNICIENS ET CHERCHEURS

Les problèmes que pose une citation sont toujours importants, car toute référence particulière et même la pratique générale de la citation engagent une politique.

Mais nous les laisserons de côté à présent, en marquant, après leur portée, les limites de nos observations elles n’affectent encore que partiellement les positions de Glucksmann prises en elles-mêmes.

Bien que des positions qui ne permettent pas d’exclure les citations inadéquates soient en elles-mêmes douteuses, il faut encore confirmer ce doute par un examen détaillé, abstraction faite des références exactes ou non, appropriées ou non.

Les positions de Glucksmann sont clairement résumées dans la formule : “l’ouvrier, l’étudiant, le jeune cadre, le chercheur remettent en cause ensemble toute l’organisation de la production des richesses, la révolte générale est celle du producteur”.

Autrement dit, deux thèses sont avancées

1. les chercheurs, les (jeunes) cadres et les étudiants sont des producteurs

2. ils font donc partie du camp des producteurs sur le même pied que les ouvriers.

Le second point ne se confond pas avec le premier, car après tout des différences de statut pourraient subsister entre les producteurs, néanmoins il dépend du premier et tombe de lui-même si le premier tombe ; la question centrale est donc la suivante: les cadres et les chercheurs (laissant de côté pour le moment le problème des étudiants) sont-ils des producteurs? ou en d’autres termes, quel est leur être de classe ?

Cette question est, nous l’avons déjà observé, parfaitement distincte de la question proprement politique appartiennent-ils aujourd’hui au camp de la révolution? ou en d’autres termes, quelle est leur position de classe ?

Confondre les deux questions tout au long de ses analyses, croire que l’une se ramène à l’autre que l’on peut y répondre en même temps ou faire servir pour l’une les raisons valant pour l’autre, c’est le prix que paie Glucksmann d’avoir méconnu la portée précise des concepts de Marx.

De ces deux questions, la première est du domaine de l’abstraction théorique ; elle ne met en jeu que des concepts économiques abstraits et ne dépend nullement des événements de Mai-Juin ; au contraire la seconde est une question d’analyse politique concrète qui est intimement liée à l’interprétation de la récente tempête révolutionnaire et exigerait pour être résolue véritablement un ensemble d’enquêtes dont nous ne disposons pas, en sorte que nous ne pourrons faire plus que rassembler quelques indices en vue d’une solution et préciser la manière de la poser.

En toute occasion, la question “politique” l’emporte sur la question “théorique”, néanmoins elle dépend de cette dernière.

En particulier, il faut déterminer l’être de classe pour déterminer la position de classe. Aussi nous attacherons-nous à la question théorique et la réglerons au niveau conceptuel où elle se pose : le travail des cadres et chercheurs est-il productif ou non ?

1 - La définition marxiste du travail productif

Il n’est pas inutile de rappeler que la notion de producteur et de travail productif est très précise chez Marx : sans doute, tout homme est porteur d’une force de travail, et tout procès de travail est procès de production ; en ce sens tout travail humain est productif.

Mais bien évidemment, il ne s’agit alors que d’une analyse abstraite qui doit être précisée lorsqu’on se propose de déterminer les classes existant dans un mode de production déterminé[1] : dans le mode de production capitaliste, seul est productif le procès de travail qui produit une marchandise, c’est-à-dire non seulement une valeur d’usage, mais aussi une valeur d’échange (base de la plus-value) en revanche, un travail qui produit seulement une valeur d’usage est réputé improductif.

Les explications de Marx sont lumineuses sur ce point (Cf. Théories de la plus-value) éd. Dietz, Vol. 26. 1. pp. 363-388) [2]ainsi le tailleur que son client paie pour lui faire un costume n’accomplit pas un travail productif, parce que son produit se réduit à une valeur d’usage pour l’acheteur ce qui intéresse le client ce n’est pas de vendre le costume, mais de le porter pour lui, ce produit du tailleur n’est pas une valeur d’échange, mais une valeur d’usage. En d’autres termes, il n’y a eu dans le processus de production aucune création de plus-value.

Au contraire, si le tailleur est employé salarié d’un patron qui sur le prix du vêtement touche un profit, alors le travail en question est productif en effet, avant d’être vendu à un client, le produit est d’abord propriété de l’employeur, capitaliste qui n’est pas du tout intéressé par le vêtement en lui-même (il ne le portera pas), mais uniquement par sa valeur (réalisée dans la vente), ou plutôt par le profit qu’il peut escompter de la réalisation de cette valeur.

On sait que la condition du profit est la plus-value ou différence entre la valeur de la force de travail socialement nécessaire pour produire un objet et la valeur de cet objet lui-même.

Le caractère productif du travail ne dépend donc pas de la nature matérielle ou immatérielle du produit, ni de l’utilité de ce produit, mais uniquement de la création ou non-création de plus-value ; et seul peut être considéré comme producteur, dans le mode de production capitaliste, le travailleur qui crée de la plus-value[3].

Il peut se faire que le travail non-productif soit payé, mais alors l’argent versé ne fonctionne pas comme capital, c’est le simple équivalent en argent de la valeur d’usage.

Ce travail peut même faire l’objet d’une exploitation; dans le cas par exemple où la contre-partie versée pour le produit serait très basse et insuffisante à payer la dépense de force de travail ; simplement cette exploitation n’est pas de type capitaliste, puisqu’elle n’est pas source de plus-value si le client donne du vêtement qu’il portera un prix insuffisant à payer la force de travail mise en oeuvre par le tailleur, il n’aura pas fait un profit, il aura simplement acquis un -objet utile moins cher qu’il ne l’aurait dû.

Au contraire, sera capitaliste l’employeur qui tout en versant un salaire parfaitement suffisant pour payer la force de travail mise en oeuvre, devient propriétaire d’une valeur supérieure à ce salaire, à seule fin de réaliser cette différence de valeur ou plus-value, sous forme de profit, dans un acte d’échange.

Il faut souligner que tout travailleur que son employeur paie en vue de pouvoir consommer son produit (et non de le vendre) accomplit un travail non-productif.

Ainsi en va-t-il du valet de chambre, que son maître paie pour profiter lui-même de son travail et non pas pour le revendre ; ainsi en va-t-il aussi de l’ingénieur si l’on admet que le produit de l’ingénieur consiste en gros en un ensemble de procédures techniques permettant d’utiliser de manière rationnelle les moyens de productions et les matières premières, il est clair que l’employeur en général ne compte pas vendre directement ce produit, mais bien en tirer parti lui-même dans le cadre de son entreprise.

De façon plus précise, et sans s’attacher à la forme juridique de la vente, il faut dire que l’employeur n’attend pas de l’ingénieur un profit quelconque, mais des services bien définis l’argent qu’il lui verse n’est pas du capital (argent dépensé en vile de s’acquérir la plus-value), mais l’équivalent des services qu’il en retirera c’est pour l’employeur, une manière intelligente (et même indispensable) de dépenser son argent, ce n’est pas néanmoins un investissement directement productif de profit.

Sans doute on peut dire qu’indirectement, - ces services permettent d’augmenter le profit (par exemple en rationalisant les procédés techniques de façon à diminuer le coût de production), mais toute la différence tient dans le caractère indirect du rapport: en lui-même le travail de l’ingénieur ne crée aucune valeur; il ne peut faire croître le profit que si, en dehors de lui, un travail productif est donné dont il pourra rationaliser l’organisation.

En ce sens donc, le travail de l’ingénieur n’est pas productif et l’ingénieur n’est pas un producteur[4].

2 - Les cadres

Ce qui vaut pour l’ingénieur peut à présent être étendu aux cadres en général, dont il est possible ainsi d’éclairer le statut. Il faut observer d’abord que la notion de “cadre”, reprise sans critique des descriptions bourgeoises, est en elle-même fort composite ; on y regroupe en général tous les “spécialistes intellectuels” directement employés dans une entreprise, de telle sorte qu’on y peut distinguer principalement

a- les spécialistes commerciaux, chargés de faire circuler les marchandises produites, c’est-à-dire de réaliser le profit de la manière la plus avantageuse possible (directeurs de vente, etc.)[5].

b- les spécialistes financiers, chargés de gérer le profit, (comptables, etc.).

c- les spécialistes techniques chargés de maintenir le coût de production par une organisation technique optimale ou même de le réduire grâce à des procédés permettant un meilleur usage des moyens de production ou une exploitation plus rationnelle de la force de travail (ingénieurs, essentiellement).

Malgré ces différences de position à l’égard du profit capitaliste, ils ont néanmoins pour trait commun d’être en relation avec lui qu’il existe, ils le réalisent ou le gèrent, avant qu’il existe, ils préparent les conditions matérielles de son augmentation.

Tâches très importantes, mais qui ne sont rien si le profit n’est pas créé par d’autres en un point du procès de production la relation des cadres à ce procès implique par elle-même qu’ils ne soient pas des producteurs.

Ainsi se trouve déterminée leur place dans les rapports de production entretenir un rapport indirect avec la constitution du profit, et de même la source de leur revenu du point de vue de la substance le profit sur lequel l’employeur prend les sommes nécessaires à leur rétribution, et du point de vue de la forme le salaire.

A la différence d’autres spécialistes improductifs employés par les capitalistes, mais dont le travail ne concerne pas du tout la création de plus-value, la rétribution des cadres prend la forme juridique du salaire, comme s’il s’agissait de travailleurs productifs.

Il s’agit bien évidemment d’un fait de superstructure qui n’a pas du tout le même contenu de base que le salaire propre­ment dit qui est prix de la force de travail productrice de plus -value [6].

Néanmoins, ce n’est pas par hasard que cette forme est régulièrement choisie par les capitalistes pour rétribuer leurs cadres (de préférence au pourcentage sur les bénéfices par exemple) c’est qu’à leurs yeux tous les employés de l’entreprise, directeurs, cadres, ouvriers, ont le même statut, sinon la même importance et concourent au même titre, mais inégalement (d’où l’inégalité des salaires)[7] à “la bonne marche" de l’entreprise, et de fait le directeur, le cadre et l’ouvrier ont bien pour trait commun d’être en rapport avec la plus-value (le fait que seul ce dernier la produit est évidemment tout à fait dissimulé à celui qui l’empoche), au con­traire des artistes par exemple rie sont pour le capitaliste qu’une source de dépense improductive et occasionnelle de son profit.

Pour formelle qu’elle soit, la détermination du salaire a donc une certaine base objective et fixe de manière précise la position des cadres dans la formule trinitaire des revenus profit, rente foncière, salaire[8].

3 - Porteurs de science et travail productif

Le problème posé par les porteurs de la science est plus complexe c’est même à cause de cette complexité et pour la lever qu’a été formulée la thèse qui nous occupe principalement et que nous rencontrons enfin pour elle-même la science est une force productive directe, donc les porteurs de la science sont des producteurs (points B et C du raisonnement de Glucksmann).

Il faut observer dès l’abord que le lien logique entre les deux parties de la thèse n’est pas valide quoi que puisse être la science, le porteur de science est producteur si et seulement s’il produit de la valeur.

De même qu’un artisan quelconque n’est pas producteur, bien qu’il mette en oeuvre des outils qui sont une force productive, s’il ne produit pas une valeur (une plus-value), de même la science peut être une force productive sans que le savant soit un producteur.

Les deux questions étant indépendantes, elles peuvent être examinées séparément et d’abord la plus spectaculaire, celle de la science.

Il est parfaitement exact que la science occupe dans le mode de production capitaliste une position particulière, qu’on ne retrouve dans aucune autre formation historique.

Sans doute, le processus de production suppose toujours un certain savoir (divisé en général en savoir faire pratique et savoir faire théorique)[9] et cela est vrai dans des modes de production bien antérieurs au capitalisme ce qui est nouveau dans le mode de production capitaliste, c’est que le savoir faire théorique (principes généraux des procédés techniques particuliers) entre en relation (jusqu’à se confondre) avec la science il n’est pas nécessaire historiquement que la théorie de la pratique technique relève de la science (ce n’était pas le cas dans la Grèce antique) et la révolution galiléenne comporte bien que désormais la science soit applicable dans la technique à des fins de développement économique, c’est-à-dire en bref que la science con­cerne le procès de production.

Mais tout cela ne signifie pas que la science en elle-même soit devenue une force productive directe, si du moins les termes sont pris en un sens précis.

Ce qui apparaît directement dans le procès de production (et peut donc fonctionner comme force productive) ce ne sont jamais que des pratiques techniques mises en oeuvre ; ce qui intéresse le procès de production, c’est tel ou tel procédé, telle ou telle machine etc ., ce n’en sont pas les principes généraux; or ce sont précisément ces principes généraux que la science peut donner lorsqu’elle est appliquée la science appliquée (forme “moderne” de la théorie technique) ne se confond pas avec la technologie, elle ne se préoccupe pas de construire les plans détaillés de machines particulières, mais d’en donner le principe et d’en démontrer la possibilité[10].

Toutes ces observations ressortent directement des textes de Marx qui, en toute rigueur, ne considère la science dans le procès de production que sous la forme de l’invention[11], c’est-à-dire précisément cette forme superstructurelle qui nomme la mise en relation, typique du capitalisme, de la technique et de la science. Ce n’est du reste pas un hasard si les notions d’invention et d’inventeur sont elles-mêmes liées au mode de production capitaliste et n’apparaissent pas avant lui.

Ce sont de plus des banalités épistémologiques ; c’est pourtant leur méconnaissance qui autorise la thèse de la science-force productive directe, à laquelle les intellectuels progressistes semblent faire si bon accueil.

On ne peut du reste s’empêcher de soupçonner un jeu de mots dans l’exposé qu’on en donne, dans la mesure où tout ce qui mérite épistémologiquement le nom de science semble y être impliqué (et de fait, seule cette extension pourrait expliquer que tous les étudiants par exemple, littéraires et scientifiques. sans aucun privilège en faveur de ces derniers, aient pris part au mouvement de masses).

Il est bien clair cependant qu’il n’y a pas lieu sur ce point de modifier l’opinion générale seu­le intéresse le procès de production capitaliste la science applicable techniquement[12].

D’autre part, même les sciences technique­ment applicables ne sont pas des forces productives directes, mais seulement les procédés (inventions) qu’elles rendent possibles.

Nous pouvons sur cette base reprendre le problème du chercheur et du savant en général de même que la science, le savant peut être considéré de points de vue tout à fait différents, le point de vue épistémologique (qui n’intéresse pas la société) et le point de vue social (qui n’intéresse pas l’épistémologie) ; du point de vue de la société capitaliste, le savant n’a qu’une fonction, celle d’inventer des procédés applicables, et pour le capitaliste, il n’a qu’une raison de lui verser des subsides, c’est qu’il puisse en attendre des découvertes utiles.

Sans doute les chercheurs ne sont pas en général directement employés par le capitaliste dans une entreprise (encore que cela soit possible, par exemple dans l’industrie chimique), mais cela n’empêche pas que bien évidemment la classe capitaliste dans son ensemble finance directement (fondations) ou par l’intermédiai­re de l’état (université) la recherche scientifique.

Pour que ce financement soit en général possible, il faut que la classe capitaliste en escompte un bénéfice quelconque ; ce qui revient à dire que la classe capitaliste escompte bien être directement ou indirectement en mesure de disposer des inventions produites par les chercheurs et que ces chercheurs sont des servants directs ou indirects du capital.

Même quand la relation est indirecte entre les chercheurs et les capitalistes, leur rétribution prend en général la forme du salaire (par opposition à d’autres travailleurs intellectuels non-productifs, par exemple les artistes) ; même si de fait, comme c'est le cas en France, le financement de ce salaire provient pour une part majeure d’impôts levés sur toutes les classes et principalement sur les classes laborieuses, c’est bien la classe dominante capitaliste qui décide en dernier ressort qu’une partie des impôts soit attribuée au paiement des chercheurs, de sorte qu’il faut maintenir pour ceux-ci la détermination de salarié indirect du capital[13].

Sur la base de ces caractéristiques, on peut justifier une définition du chercheur comme une espèce particulière de cadre, ayant pour fonction propre d’inventer des procédés techniques (ou d’en rendre l’invention possible) capables d’augmenter la productivité du travail .

Mais quand il emploie le savant comme “cadre de l’invention”, le capitaliste n’escompte pas en général que le travail de celui-ci produise une marchandise douée de valeur, mais une in­vention qui pourra être utilisée, c’est-à-dire une valeur d’usage et son une valeur d’échange.

En d’autres termes. le capitaliste emploie le chercheur pour la valeur d’usage qu’il produit ; le surtravail de ce dernier ne produit pas une plus-value ; le salaire que lui verse le capitaliste n’est pas une source de profit, mais un poste de dépen­se du profil.

Sans doute, indirectement, les inventions ont pour effet d’accroître le profil en accroissant la productivité ou en diminuant les dépenses en capital constant, mais en elles-mêmes elles ne sont pas un profit.

Par conséquent, vis-à-vis du chercheur et du savant, le capitaliste n’est pas un capitaliste et vis- à-vis du capitaliste. le ‘‘cadre de l’invention’’ n ‘est pas producteur, cela explique du même coup qu’il ne soit pas un prolétaire (salarié productif) [14]Il appartient, comme tous les cadres, à la catégorie des salariés non-productifs[15].

4. Les salariés_non-productifs: être de classe

Sans doute il existe des différences entre les salariés non-productifs et ainsi parmi les trois types de cadres que nous avons distingués, financiers, commerciaux et techniques, les deux premiers n’ont pas de relation spécifique avec la science et leur compétence est intrinsèquement liée aux structures de marché et aux superstructures juridiques propres au mode de production capitaliste.

Au contraire, le troisième type de cadre (ingénieurs) est en rapport avec la science en tant qu’elle donne la théorie générale des procédés techniques qui sont l’objet propre de ces spécialistes.

D’autre part, même si toute leur technique est en fait imprégnée du capitalisme où elle prend naissance, les problèmes que les ingénieurs ont à régler contiennent un noyau irréductible qui subsiste dans tout procès de production.

Ce noyau, il est vrai, n’apparaît jamais à l’état pur et les procédures techniques superficiellement les plus innocentes peuvent avoir une signification de classe bien définie: il reste que les spécialistes techniques ne sont pas aussi directement liés au capitalisme que les autres.

Cette différence a pu se marquer en Mai-Juin nous manquons de renseignements sur l’attitude des comptables ou spécialistes commerciaux dans les entreprises, il est néanmoins vraisemblable qu’elle a été moins décidément progressiste que celle des jeunes techniciens (par exemple les “blouses blanches” de Rhône-Poulenc).

Une autre distinction évidente doit être établie entre les salariés non-productifs qui sont directement présents dans l’entreprise capitaliste (par exemple les ingénieurs) et ceux qui, comme les chercheurs ou les enseignants, n’ont qu’un rapport indirect et non personnel avec le “patron” capitaliste.

Les formes de participation aux luttes ouvrières ne seront pas les mêmes pour l’une et l’autre catégorie puisque la première peut entrer directement en liaison avec les masses ouvrières, tandis que l’autre en est tenue éloignée par tous les barrages matériels et idéologiques établis dans la formation sociale (et les moindres d’entre eux ne sont pas les appareils révisionnistes).

La propagande ne sera pas non plus la même suivant qu’elle s’adresse ou non à ceux qui peuvent avoir directement sous les yeux le processus d’exploitation.

Toutes ces différences qui peuvent être capitales lorsque les luttes sont engagées de façon ouverte ne peuvent effacer la profonde communauté des déterminations économiques.

De l’ensemble des cadres et des chercheurs, nous pouvons en effet donner une caractéristique commune : ce sont des salariés non-productifs.

Ainsi se trouve déterminée d’une part leur position dans les rapports de production, c’est-à-dire leur place par rapport à la production de la plus-value (réalisée en profit) -ils ne créent pas de plus-value mais concourent aux conditions matérielles de son augmentation- et d’autre part, entre les trois formes fondamentales du revenu, (profit, rente, salaire), celle qui est en question le salaire.

En d’autres termes, cette caractérisation répond aux réquisits marxistes d’une définition de classe.

Pour compléter cette définition strictement économique, et préciser définitivement quel est l’être de classe des salariés non-productifs, il reste à déterminer la forme politique de leur intérêt de classe bourgeois, petit-bourgeois, prolétarien. Sur ce point il semble que la réponse soit claire et que l’on tienne en fait dans la détermination de salarié non-productif une des base économiques objectives de la petite-bourgeoisie.

De cette classe on connaît la définition léniniste: classe oscillante, que sa situation économique rapproche du prolétariat, mais qui dépend idéologiquement de la grande bourgeoisie — c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui servent l’exploitation de la bourgeoisie, sans être exploiteurs eux-mêmes.

La mise en correspondance avec les salariés non-productifs est immédiate ainsi sont-ils par définition partagés en tant que non-producteurs, ils sont bourgeois, en tant que salariés, ils partagent le sort de la classe ouvrière ils ont en commun avec elle les problèmes du chômage, de l’incertitude de l’emploi, de la dépendance à l’égard du patron, même ai ce chômage, et ces incertitudes sont moins aiguës ; même ai cette dépendance n’est pas une dépendance de classe.

Au niveau où la base économique est organisée dans des formes superstructurelles (juridiques entre autres) ils entrent dans la même catégorie que les salariés productifs et peuvent s’unir à eux sur la base de revendications économiques.


5 - Salariés non-productifs : position de classe

Lorsque les (jeunes) cadres et les chercheurs se rangent aux côtés du prolétariat, cela ne prouve pas qu’ils ne fassent pas partie de la petite bourgeoisie; au contraire c’est sur la base mê­me de leur être de classe petit-bourgeois que cette position d’allié du prolétariat est possible.

Seulement ils se rangent aux côtés du prolétariat plus rapidement et de façon plus décidée qu’aucune autre fraction de la petite bourgeoisie ;

ceci parce que des contradictions spécifiques viennent renforcer la communauté économique qui les rapproche de la classe ouvrière : entre autres, le fait que les cadres et les chercheurs appartiennent au même stade de développement économique que le prolétariat industriel ;

ils constituent même la petite bourgeoisie propre au capitalisme monopoliste, alors que les autres fractions de la petite bourgeoisie (petits commerçants, artisans, paysans moyens, etc.) proviennent de survivances au sein du capitalisme monopoliste de stades antérieurs du mode de production ou même de modes de production précapitalistes [16].

Les cadres, les chercheurs et la classe ouvrière dans sa majorité ont donc affaire directement ou indirectement au même type de “patron”, la grande entreprise.

A cela il faut ajouter que les porteurs de la science sont par définition des intellectuels, plus réceptifs que d’autres aux thèmes de la liberté formelle et de la lutte populaire.

Enfin, par leur spécialité même, ils perçoivent directement la dépendance étroite où le capitalisme, tout en la finançant, maintient en fait la science, limitant les moyens de son développement quand elle ne le sert pas, ne la favorisant que pour perfectionner grâce à elle l’exploitation du prolétariat [17].

Tous ces facteurs conjoints font pencher l’oscillation de l’intérêt de classe du côté du prolétariat, la tâche de la propagande marxiste étant de fixer le mouvement de manière définitive.

Le problème qui se pose à propos des cadres et des chercheurs est donc un problème de stratégie révolutionnaire: celui d’une alliance de la classe ouvrière avec une partie déterminée de la petite bourgeoisie.

C’est une forme classique d’alliance qui a été définie par Mao-Tsé-Toung: la rejeter, sous prétexte de préserver la pu­reté ouvrière de la révolution, c’est faire preuve d’aventurisme, s’aveugler aux différences de classe fondamentales qui subsistent au sein de l’alliance sous forme de contradictions non antagonistes, c’est faire preuve d'opportunisme.

Qu’on la prenne en un sens ou dans l’autre, toute analyse qui se fonde sur la notion obscure et con­fuse de “révolte commune des producteurs” ne peut que masquer les problèmes stratégiques et faire verser la ligne politique alternative­ment dans l’une et l’autre erreur,

Il est vrai que Glucksmann a eu l’intention de résoudre un problème qui se pose effectivement la position de classe spécifi­que de certains servants du capital.

Mais en utilisant des concepts économiques (exploitation-production) et non pas politiques (oppression-résistance), il est amené à manquer le point capital : il est des groupes qui ne sont pas en termes d’être de classe du prolétariat, mais dont il est possible sur cette base de déplacer leur position de classe par une propagande politique définie.

Le résultat de cette altération des concepts est en dernière analyse une erreur sur l’interprétation des événements de Mai-Juin et sur la tactique à en déduire.

 

Notes

[1] Cf. Capital, 1, Vol, 1, note b (Pléïade, p. 731)

[2] Cf. notre appendice 4.

[3] Chez Marx, les producteurs sont producteurs de la plus-value, c'est-à-dire le fondement de la richesse bourgeoise la contradiction de la société bourgeoise tient en ceci que les producteurs de richesse sont précisément ceux qui ne la possèdent pas et réciproquement.

C’est vulgariser Marx que d’y lire une opposition entre ceux qui produisent ou travaillent en et ceux qui jouissent du fruit du travail sans rien faire (cf. l’opposition maître/esclave ou la fable des abeilles et des bourdons). A cela les séides du capital ont beau jeu de faire valoir le travail harassant du grand financier ou du capitaine d’industrie le point est que les capitalistes peuvent en effet s’épuiser à la tâche sans produire un atome de valeur, et qu’ inversement, ils peuvent parfaitement rester oisifs sans que cela les empêche d’être propriétaires de valeurs produites par d’autres.

[4] Notre présentation est simplifiée à dessein, de sorte que des confusions peuvent se produire, si l’on s’en tient aux apparences et la différence entre travailleur productif et non-productif peut par­fois être obscurcie t par ex. un ouvrier, de façon générale, ne produit pas un objet parfaitement fini qui serait directement vendable ; il en produit une pièce qui sert ensuite de matière première à un autre ouvrier qui la modifie et ainsi de suite à l’intérieur du processus de fabrication d’un seul objet. Devra-t-on dire que l’ouvrier, dans ce cas, n’est pas producteur, puisqu’ il produit quelque chose qui n’a pas de valeur d’échange réalisable ? (l’objet produit n’est pas vendable tel quel), mais seulement une valeur d’usage (utilité de la matière première pour un autre ouvrier dans le procès de fabrication)?

Évidemment non : le point est que l’ouvrier, même s’il ne produit pas un objet fini, directement vendable, c’est-à-dire une valeur réalisable, n’en produit pas moins une valeur qui s’incorpore au total et contribue à déterminer la valeur du produit achevé. Le profit qui revient au capitaliste correspond à l’ensemble des plus—values créées par tous les travailleurs productifs aux divers moments du processus de fabrication, et il n’est pas une opération de l’ouvrier, qui ne contribue à cet ensemble, même si au moment où elle est créée, la plus value n’est pas encore réalisable.

Au contraire le travail de l’ingénieur n’est pas incorporé à la valeur du produit son effet por­te sur les conditions matérielles dans lesquelles cette valeur est produite. Cf. sur ce point le texte de Marx cité dans la note suivante et, dans le Capital, le chapitre 5 du Livre III, intitulé “Economie dans l’emploi du capital constant” (Ed. Soc., tome VI, p. 96-99).

[5] Cf. Capital, III, 17, Ed. Soc., tome VI, p. 309 t “le travailleur commercial ne produit pas directement de la plus-value, mais le prix de son travail est déterminé par la valeur de sa force de travail, donc par ce qu’il en coûte de la produire”. Cependant “ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte au capitaliste sont des grandeurs différentes. Il lui rapporte non pas parce qu’il crée directement de la plus-value, mais parce qu’il contribue à diminuer les frais de la réalisation de la plus-value, en accomplissant du travail en partie non-payé” (ibid.).

Cette présentation peut servir de guide pour préciser le statut des cadres dans leur ensemble.

[6] Cf. Capital, III, 17, Ed. Soc., tome VI, p. 308 où Marx déclare à propos des cadres commerciaux : “la dépense pour ces salariés, bien qu’elle représente du salaire, se distingue du capital variable dépensé pour acheter du travail productif. Elle vient augmenter les dépenses du capitaliste industriel, la masse du capital à avancer, sans augmenter directement la plus-value. Car il s’agit d’une dépense pour du travail uniquement consacré à réaliser des valeurs déjà créées”.

[7] A propos du directeur d’entreprise, cf. Capital, III, 23 , Ed. Soc., tome VII, p. 38 sqq. Du point de vue économique, le directeur d’entreprise est le capitaliste actif. les propriétaires (actionnaires) n’étant que des bailleurs de fonds, en d’autres termes le premier correspond au capital industrie] et les seconds au capitalisme financier, Néanmoins du point de vue formel et juridique, le capitaliste apparaît de plus en plus comme un employé salarié des propriétaires. “Par rapport au capitaliste financier, le capitaliste industriel est un travailleurs, travailleur en tant que capitaliste, c’est-à-dire un exploiteur du travail d’autrui” (ibid. p. 52). A propos de l’inégalité des salaires, Marx observe de plus que “dans la tète” du capitaliste actif “se formera nécessairement l’idée que son profit d’entreprise - loin de s'opposer de façon quel­conque au travail d’autrui non payé - s’identifie plutôt à une rémunération de travail ou de surveillance (. . ) il considère que son salaire est supérieur à celui d’un simple salarié, 1e parce que son travail est plus complexe 2e parce qu’il se rétribue lui-même” (ibid. p. 45) Dans ce cas, la ressemblance de forme juridique ne peut avoir aucune portée objective (il n’y a pas solidarité de salarié entre le directeur et les ouvriers, comme il peut y en avoir une entre cadres et ouvriers) t c’est que le directeur est salarié pour être exploiteur, ce qui le distingue radicalement non seulement de l’ouvrier, maïs aussi du cadre.

Il faut ajouter que le caractère élevé du salaire n’est pas une détermination uniquement quantitative socialement, un salaire élevé est un salaire qui dépasse suffisamment le prix d’entretien de la force de travail pour permettre à son possesseur de l’investir. En d’autres termes, un salaire élevé est un salaire qui permet à son possesseur de fonctionner comme capitaliste : cela vaut pour tous les salariés, même ouvriers (le cas s’est présenté et se présente encore aux États-Unis.

[8] Bien que le capital variable (capital investi dans l’achat de force de travail productive) soit en général versé sous la forme de salaire, au point que salariat (forme surperstructurelle) et rapport d’exploitation capitaliste (détermination de base) puissent tItre identifiés, il subsiste un certain degré d’indépendance entre les deux.

Nous avons dans les cadres un exemple de salaire qui ne répond pas à du capital variable. l’exemple inverse est également attesté : prenons ainsi l’écrivain qui vend son oeuvre à un éditeur ; s’agit d’un rapport capitaliste puisque l’œuvre représente le produit d'une force de travail, et que l’éditeur n’achète pas ce produit pour l’utiliser (le lire) mais pour en tirer profit. La différence entre la somme versée à l’auteur et le bénéfice de l’éditeur constitue de la plus-value, réalisée comme profit, et à strictement parler, ce que l’éditeur achète, ce n’est pas du travail mais la force de travail (passée) de l’auteur.

La rétribution de l’auteur est bien du capital variable et pourtant elle n’a pas la forme du salaire, mais celle d’une participation aux bénéfices (droits d’auteur).

[9] Ce qui est désigné ici par savoir-faire théorique ou théorie technique, ne vise pas une notion épistémologique, mais un fait institutionnel : ce qui, dans une formation sociale, est reçu comme justification générale des procédés techniques (explication de leur efficacité, critère de leur admissibilité). On sait que suivant les sociétés, ces justifications varient ainsi des procédés techniquement tout à fait efficaces étaient en Chine impériale appuyés par une mystique des nombres, une cosmologie, etc... (Cf. les études de Granet). Au contraire, dans le mode de production capitaliste, un procédé technique ne sera considéré comme justifié que s’il est référé à une science positive : dans ces conditions, la “théorie technique” prend la forme de la “science appliquée”.

[10] Même si l’os veut étendre la notion de “force productive” au point d’y englober à côté de la force de travail, non seulement les moyens de production proprement dits, mais la science appliquée qui permet de développer ceux-ci, le qualificatif “direct”, rapporté à la science, sers toujours inexact. Dans ces conditions, l’extension considérée n’est rien de plus, semble-t-il, qu’une variante stylistique, sans effet sur l’analyse et partant sans intérêt.

[11] Cela ressort des citations avancées par GLUCKSMANN lui-même.

[12] Il n’en va pas de même dans le mode de production socialiste, comme le démontre la révolution culturelle, où le marxisme-léninisme, science dont le point d’application n’est pas la technique agit de façon spécifique sur le procès de production : cela est inimaginable dans le cadre du capitalisme).

[13] Dans toutes ces matières, des facteurs superficiels propres ~ la France peuvent obscurcir la ques­tion (réticence des industriels à financer la recherche scientifique, rôle dominant de la machine d’Etat). Au contraire, l’exemple des États-UnIs est beaucoup plus clair et doit de toute éviden­ce servir de critère pour déméler les confusions (Cf. pour de, exemples, Baran et Sweezy, Monopolv capitalism entre autres).

[14] Cela ne veut pas dire que le prolétariat intellectuel soit impossible a priori. mais simplement que cette détermination ne rend pas compte du statut du chercheur.

Pour qu’il y ait prolétariat dans ce cas, il faudrait imaginer des capitalistes embauchant les chercheurs afin de vendre leurs inventions et non les utiliser : on ne peut pas dire que le phénomène soit répandu.

Le prolétariat intellectuel du reste existe (par exemple dans les écoles privées dirigées par un capitaliste qui en escompte un profit: il est remarquable qu'avec le développement du capitalisme, cette forme tende précisément à disparaître et qu’elle ait toujours semblé, au moment de sa plus grande extension, une survivance du passé (c'est comme telle qu'elle a été ou condamnée au nom du progrès ou défendue au nom de la tradition. Cela tendrait à prouver que le prolétariat intellectuel proprement dit ne répond pas aux exigences du mode de production capitaliste.

[15] La même détermination permet de donner un statut au groupe des enseignants que, de façon surprenante, GLUCKSMANN et d’autres ne mentionnent même pas , alors que leur importance numérique et leur activité en Mai-Juin a été au moins égale à celle des chercheurs.

De manière générale, dans la forme la plus avancée du capitalisme quelconque (municipalité, fondation, etc. ) non pas pour qu'on en tire une plus-value, mais en fonction de la valeur d'usage qui leur est propre: enseigner les connaissances nécessaires aux agents et aux servants du capital.

Ceci doit être entendu en un sens très général, qui recouvre aussi bien les connaissances techniques et scientifiques requises pour être exploité ou exploiter avec profit, que les formes idéologique propres à maintenir ou développer cette exploitation.

En d’autres termes, les enseignants ne sont pas producteurs, bien que leur travail intéresse le procès de production,

[16] Il ne s’agit pas de minimiser les différences qui existent entre les deux types de petite-bourgeoisie. En fait, leur définition économique est très différente. Mais, la définition politique (Structure oscillante de l’intérêt de classe) prime en ce cas.

De la même façon, Marx rangeait dans la même classe les épiciers et leur “représentants politiques ou littéraires” (Le l8—Brumaire, Ed. Soc., p. 201).

Ou plus clairement peut-être les contradiction, parfois très aiguës qui ont opposé au cours du XIXè siècle les grands agrariens et les industriels n'ont jamais empêché l'analyse marxiste de les considérer comme une seule et mène classe, porteuse d’un seul et même intérêt fondamental.

[17] Ce type d’ambiguïté est aujourd’hui vivement ressenti par les chercheurs progressistes des États-Unis qui savent très bien que leur activité scientifique est rendue possible par des crédit, que dispensent les grands monopoles et les organismes d’un État impérialiste (en particulier l'armée).

Cette contradiction ente l’idéologie largement répandue de la science libre et impartiale, et la réalité objective de son développement a pu devenir Insupportable à un grand nombre et constituer un puissant facteur de mobilisation dans les Universités américaines.

C’est la seule signification politique précise qu’il est possible de reconnaître à l’idée fréquemment émise que les savants et chercheurs auraient intérêt au socialisme parce que seul il permet le libre épanouissement de la science.

De façon plus exacte, la notion d’intérêt (au sens du moins d’intérêt politiquement défini, c’est-à-dire Intérêt de classe) est ici inapplicable : les petits-bourgeois, par hypothèse, n’ont pas d’intérêt de classe fixe, mais un intérêt oscillant ente

la bourgeoisie et le prolétariat. Ce qui peut exister, ce sont des facteurs objectifs spécifiques qui font pencher l’oscillation des petits-bourgeois du côté du prolétariat, c’est-à-dire des motifs propres (et non un intérêt) qui les poussent à faire leur l’intérêt du prolétariat.