Centre Universitaire d'Étude et de Formation marxistes-léninistes

Les étudiants, les cadres et la révolution

Janvier 1969

 

I - LA RÉVOLUTION SELON MARX

Le raisonnement de Glucksmann peut être schématisé de la façon suivante :

A. La révolution se définit selon Marx comme révolte des forces productives” ou “révolte des producteurs”.

B. Or la science devient force productive directe.

C. Donc les porteurs de la science (chercheurs et étudiants) sont porteurs d’une force productive, c’est-à-dire producteurs (comme les ouvriers).

A’.= C.

B’. Or Mai-Juin a été pour une part décisive révolte des ouvriers et des étudiants.

C’. Donc Mai Juin est une révolution.

A quoi il faut ajouter des facteurs importants, comme par exemple la jeunesse, détermination superstructurelle qui se surimpose aux contradictions fondamentales et les renforce.

Tout le raisonnement dépend donc d’une prémisse A, c'est-à-dire d’une certaine définition de la révolution que Glucksmann réfère à un texte précis de Marx “la lutte des étudiants cristallise et manifeste publiquement la révolte de l’ensemble des forces productives modernes contre les rapports de production bourgeois.

Soit la seule cause que Marx ait assignée à une révolution en Europe” (Stratégie et Révolution, p. 51).

A quoi il faut ajouter que Marx ‘désigne comme “forces productives” non seulement les machines et l’organisation matérielle de la production mais aussi bien les hommes, les travailleurs rassemblés” (Ibid. p. 51).

De la sorte, il est permis de lire comme synonymes révolte des forces productives et révolte des producteurs “l’ouvrier, l’étudiant, le jeune cadre, le chercheur remettent en cause ensemble toute l’organisation de la production des richesses, la révolte générale est celle du producteur (p. 52).

Le texte de Marx auquel il est fait allusion est en effet très célèbre et Glucksmann le reprend presque textuellement “depuis plusieurs décennies, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes ... ” (Manifeste communiste, I, Pléïade, p. 165).

Il faut observer d’abord que c’est là un texte énigmatique, en sorte qu’il ne devrait servir à étayer une thèse qu’après avoir été lui-même expliqué.

C’est proprement du fétichisme que de recourir ainsi à Marx sans démontrer qu’on justifie non des formulations, mais des analyses.

D’autant qu’un examen plus attentif révèle que de fait la fidélité littérale se réduit ici à une pure rencontre de mots.

En effet, en s’appuyant sur le contexte et sur des textes plus explicites (par exemple, la Préface à la critique de l’Économie politique), on peut poser en fait que :

1 - Ce qui est en question dans le mot de “révolte”, ce n est pas un facteur historique isolé (par exemple une révolte latente), mais un rapport d’opposition entre deux facteurs objectifs (forces productives et rapports de production), qui est selon Marx manifesté par les crises.

Cela ressort de la phrase qui suit notre citation “il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise

Le texte du Manifeste recouvre exactement la formulation plus claire de la Préface à la Critique ‘à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants... (Pléïade, p. 273).

Si dans le Manifeste, le mot “révolte” peut, isolé du contexte, autoriser une interprétation directement politique, il ne l’impose pas en revanche, le mot “collision” de la Critique l’exclut positivement et la comparaison des deux textes, qui s’éclairent l’un l’autre, montre que les deux termes employés désignent tous deux la relation d’inadéquation entre les rapports de production et les forces productives.

2 - La référence aux forces productives non matérielles qui permet à Glucksmann de passer des forces productives aux producteurs, est explicitement exclue par Marx (Cf. Préface de la Critique où il est question des “forces productives matérielles”).

Plus précisément, faire valoir à l’intérieur des forces productives une particularité des forces non matérielles, c’est-à-dire des travailleurs, c’est manquer tout à fait le raisonnement fondamental de Marx l’important, ce n’est pas que les forces productives comprennent des moyens de production et des travailleurs, mais qu’il existe un niveau d’analyse (et un aspect du mode de production capitaliste) où la distinction n’a pas de sens, où les travailleurs sont traités comme des facteurs matériels du procès de production.

En d’autres termes, le concept de forces productives n’est pas celui de la différence entre forces matérielles et non-matérielles, mais celui de leur unité au contraire le concept de producteur n’a de sens que dans le cadre de l’opposition il y a donc inconsistance à vouloir appuyer le second concept sur le premier et à fonder une argumentation qui repose tout entière sur une différence par le concept ayant précisément pour fonction de résorber celle-ci.

3 - Marx ne se propose pas dans le texte cité de définir un mouvement politique quelconque (révolte ou révolution), mais seulement la période où il est possible.

Cela ressort du texte même: “l’histoire des dernières décennies ...“ et se trouve confirmé par la Préface de la Critique : “alors commence une ère de révolution sociale”. Étant donné cette condition très générale, il faut encore bien d’autres facteurs pour qu’une révolution se produise effectivement , et en retour l’analyse d’un mouvement révolutionnaire déterminé ne peut se contenter de s’appuyer sur une pareille condition, comme suffiraient à le montrer le “Dix-huit Brumaire ou La Lutte des classes en France

Pour appuyer ses positions sur un texte de Marx, Glucksmann est ainsi obligé de le déformer sur trois points essentiels : en déplaçant le sens du mot “révolte” - qui du reste est constamment équivoque chez Glucksmann -, en utilisant à rebours le concept de forces productives, en imposant au texte tout entier une portée qu’il ne peut et ne doit pas avoir.

En conséquence, quelles que puissent être ces positions, la référence qui les appuie est illégitime.

Il faut le remarquer et s’en étonner pourquoi citer Marx, si c’est pour le déformer, et tomber à la fois dans le fétichisme de la citation et dans l’approximation ?

De plus, serait-elle même exacte, une citation de ce genre serait parfaitement inappropriée : quand il s’agit de caracté­riser un événement aussi déterminé que Mai-Juin, aucune définition générale de la révolution ne saurait suffire (serait-ce même les célèbres critères de Lénine[1]) et fournir à elle seule plus qu’un repère assez vague.

Le problème est de déterminer les classes qui sont en présence, leurs rapports d’alliance et d’opposition, leur place respective par rapport au camp de la révolution, leurs forces, etc.

Pour accomplir tout cela, il est impossible de se satisfaire d’une référence à la base économique de la formation sociale: la révolution est le plus concret des phénomènes historiques en ce sens qu’il met en jeu non seulement la base, mais tous les niveaux de la superstructure, appuyée bien évidemment sur les contradictions de la base qui le rendent objectivement possible.

Enfin, si l’on considère la notion qui résume les équivoques de Glucksmann, la “révolte des producteurs” non seulement elle n’avance pas l’analyse de Mai-Juin, mais elle la rend littéralement impossible : elle aboutit à confondre deux choses entièrement distinctes, le groupe des producteurs (détermination économique, qui reste fixe dans le cadre d’un mode de production donné) et le camp de la révolution (détermination politique étroitement liée à une conjoncture précise et variable en fonction du moment actuel).

Si l’on admettait une telle identification, on en viendrait à soutenir que seuls les producteurs font partie du camp de la révolution et que réciproquement, tous ceux qui font partie du camp de la révolution sont des producteurs : encore une fois, ce sont les notions d’alliance de classes, de front uni, de position de classe qui sont exclues et par là la possibilité même d’une stratégie (nous en verrons une illustration plus bas).

En réalité, c’est à ce point que se révèle l’erreur radicale qui vicie les développements de Glucksmann et explique ses déviations : la révolution devient un concept économique en d’autres termes, le politique est entièrement résolu dans une mécanique des forces productives, et malgré l’apparence, la diversité de ses formes étant devenue impensable, c’est la lutte des classes qui est supprimée[2].


Notes

[1] La volonté de ceux d’en-bas, la possibilité pour ceux d’en-haut, l’existence d’un parti révolutionnaire.

[2]

D’après l’introduction à la Critique la doctrine de Marx implique

a) une théorie des types un concept déterminé (c’est par exemple un concept politique ou économique), et l’on ne peut attribuer un concept à un type qui n’est pas le sien (prendre un concept politique pour un concept économique).

b) une théorie des ordres hiérarchiques les types sont non seulement distincts, mais aussi hiérarchiques C’est ce que Marx désigne par la gradation du concept abstrait au concept concret (Cl. la brochure du Centre Analyse concrète d’une situation concrète)

Ainsi le concept politique est hiérarchiquement plus élevé que le concept économique, en ce sens qu’il le suppose, mais non l’inverse — ce qui se dit chez Marx le concept politique est plus concret que le concept économique.

Ainsi la notion de producteur est plus concrète que celle de force productive, perce qu’elle suppose la deuxième et y ajoute de plus la notion de rapports de production déterminés la notion de révolution est plus concrète que celle de producteur parce qu’elle la suppose et y ajoute la notion de classes déterminées.

En déplaçant la politique sur l’économique, C. commet donc deux erreurs théoriques distinctes et liées

1) une confusion de types

2) un renversement de la hiérarchie.

Ces erreurs théoriques ont une signification politique ne pas reconnaître que les concepts po­litiques sont du type le plus élevé et le plus concret de tous, c’est ignorer qu’en théorie aussi, la politique est au poste de commandement.