Centre Universitaire d'Étude et de Formation marxistes-léninistes

Les étudiants, les cadres et la révolution

Janvier 1969

INTRODUCTION

Commenter les livres est en général une pratique bourgeoise ; en revanche, le devoir des intellectuels progressistes est de prendre connaissance des analyses que suscite un événement historique: parfois les deux choses se confondent en apparence.

Si c’est aujourd’hui une tache essentielle d'interpréter les événements de Mai-Juin, c’est-à-dire de les caractériser afin d’en tirer des leçons capitales pour la continuation du combat, cela implique également qu’on définisse une position sur les livres publiés sur ce thème et en particulier sur ceux que des progressistes ont écrits, car ceux-là seuls dépassent les mensonges ou les naïvetés et parviennent à poser des problèmes importants et définis.

Pour interpréter Mai-Juin, il a été avancé de plusieurs côtés qu’il s’agissait d’une révolution et que le rôle des étudiants avait été essentiel de ce point de vue, non pas en ceci que, comme d’autres progressistes, ils ont rejoint le camp de la révolution, mais parce qu’ils y ont, en tant que tels, une place propre.

Cette interprétation est justifiée par une thèse de portée plus générale: la période ‘‘moderne” se caractériserait par le fait que la science est devenue force productive directe, en sorte que les porteurs de la science (et parmi eux les étudiants) seraient des producteurs, comme les ouvriers et à leurs côtés.

Cette thèse se retrouve chez A. Glucksmann [1], Bensaïd et Weber [2], Juquin [3], semblant susciter l’accord des plus diverses positions.

Elle est importante : chez certains elle vise dans l’immédiat à “défendre” le mouvement étudiant contre ceux qui le “rabaissent” à une simple révolte petite-bourgeoise.

Mais elle a des conséquences plus lointaines et, à la limite, si l’on prend au sérieux le critère marxiste de détermination des classes par la position dans les rapports de production et par la source des revenus, elle en vient à reconnaître dans les porteurs de la science, une classe distincte ou même une partie du prolétariat[4].

Elle engage donc directement le problème des analyses de classes, c’est-à-dire le problème fondamental d’une stratégie révolutionnaire.

Il est donc tout à fait important d’examiner cette thèse aussi bien en elle-même que dans ses implications ; il faut non seulement traiter le point particulier de la relation science production, mais l’ensemble développé de ses présupposés et de ses conséquences.

C’est pourquoi nous nous attacherons surtout au livre de Glucksmann qui, semble t-il, en constitue l’exposé le plus complet et en quelque sorte le révélateur. Il reste que nous n’entendons pas critiquer un livre, en tant qu’il rassemble plusieurs thèses dans une cohérence propre, mais une thèse, en tant que plusieurs livres peuvent la reprendre dans des cadres parfois très différents.

Notes

[1] Cf. tout le chapitre III (“la situation révolutionnaire”) de Stratégie et Révolution et en parti­culier le passage suivant “plus l’industrie se développe, plus la science apparaît comme une force productive immédiate “l’ensemble du procès de production n’est plus alors subordonne à l’habileté de l’ouvrier il est devenu une application technologique de la science” (Marx).

La distance entre Renault et les facultés diminue d’autant que leur position dans la produc­tion se rapproche “l’ invention devient alors une branche des affaires et l’application de la science à la production immédiate détermine les inventions en même tempe qu’elle les sol­licite” (Marx)” (ibid.p. 51).

[2] D. Bensaïd et H. Weber Mai 1968. une répétition générale, p. 29 “Toutes les caractéristiques actuelles du milieu étudiant ne font qu’exprimer un phénomène fondamental, souligné par le camarade E. Mandel, le 9 mai à la Mutualité, à savoir” la réintégration du travail intellectuel dans le travail productif la transformation des capacités intellectuelles des hom­mes en principales forces productives de la société”.

[3] Pierre Juquin, “les sociétés humaines entrent dans une phase nouvelle de leur développement la révolution scientifique et technologique.

Il s’agit bien d’une révolution au sens que Marx donne à ce concept dans le Capital.

Elle s’accompagne d’un ensemble complexe de phénomènes dont la nature a été résumée dans la formule la science devient une force productive directe.” (Extrait de l’Humanité, reproduit dans notre fascicule 1).

[4] On connaît le raisonnement analogique

- le chercheur ne dispose que de sa force de travail intellectuelle,

- les moyens de la mettre en oeuvre (moyens de production) sont la propriété d’un autre,

- le chercheur est donc obligé de se mettre au service du propriétaire, de vendre sa force de travail et d’en aliéner le produit.

D’où il suit que chercheur est exactement dans la même position que le travailleur manuel, c’est-à-dire en position de prolétaire.

Nous venons plus bas que la conclusion n’est pas une conséquence nécessaire des prémisses, de sorte que l’on peut admettre les premières tout en récusant celle-ci.

En d’autres termes, il est possible d’admettre qu’il y a exploitation sans pour autant qu’il y ait rapport capitaliste. (et le prolétariat au sens strict est lié au capital), que les chercheurs sont donc exploités sans former un prolétariat intellectuel.